L’invisibilité programmée : le métal, ce grand oublié des plateaux généralistes

C’est l’été, les affiches de festivals surgissent partout : Solidays, Francofolies, Rock en Seine, Main Square… Ça brille, ça promet la crème du live, “éclectique” qu’ils disent, “tous les genres” qu’ils jurent. Éclectique ? Allons donc. Sur la vingtaine de gros festivals généralistes français (hors Hellfest & Download, qui vivent dans leur propre galaxie), combien accordent une place digne à la folie métallique ? On a vite fait le compte : à peine une poignée, souvent cantonnés à une scène secondaire, créneau du dimanche après-midi, histoire de briser le silence entre deux stars électro et un rappeur en marinière.

Un rapide coup d’œil sur les éditions récentes suffit à doucher les illusions. Prenez Rock en Seine (2023) : sur près d’une centaine d’artistes programmés, deux groupes vaguement métal (Gojira, WV Sorcerer), et encore, le mot « métal » n’est jamais prononcé dans la communication officielle. Francofolies ? Solidays ? Le métal n’existe tout simplement pas dans leurs grilles, même en mode fusion gentil. Pourtant, il s’agit de festivals qui se disent “pour tous” – tous, sauf les amateurs de décibels bien chaotiques.

La culture métal : éternel cliché ou tabou ?

Pourquoi cette allergie au métal chez ces faiseurs d’événements ? On pourrait croire à une question de goût du public, mais la réalité, c’est surtout un beau sac de clichés réchauffés, vieux comme le gilet en patch d’une première partie d’Anthrax.

  • Image de “son pour initiés” : Le métal, c’est trop radical, trop bruitiste pour le public “famille” ou “afterwork” des festivals généralistes, selon les programmateurs (voir France TV Info). Du coup on préfère rester sage : on met un peu de pop acide, de rock vintage à la française, parfois la “fusion” Chuck Berry meets Daft Punk – le chaos, c’est réservé à Clisson.
  • L’éternel fantasme du public “à problème” : Peur de la foule en black, de la bière qui gicle et des vagues de cheveux fouettant les barrières. Pourtant, l’ambiance d’un pit de métal, statistiquement, c’est moins d’incidents que beaucoup de concerts pop mainstream (source : Vice).
  • Un genre “homogène” pour les programmateurs : Pour beaucoup de bookers, métal = mot-clé unique. Oubliés les 1000 nuances qui vont de Devin Townsend à Zeal & Ardor, du black orchestral au stoner “enterré-vivant”. Les cousins du heavy font tous le même vacarme, paraît-il.

Le nerf de la guerre : chiffres, marché et rentabilité

Croire que le métal ne vend pas en France, c’est ignorer quelques records récents. L’an passé, le Hellfest a accueilli plus de 240 000 participants sur 4 jours, avec des pass épuisés en quelques heures chaque année (France TV Info), un record imbattable. Le Motocultor reste sold out à chaque édition. Même les salles de taille moyenne affichent complet pour Gojira, Tagada Jones, Mass Hysteria.

Mais du côté des gros festivals généralistes, la logique est différente :

  • La crainte de “faire fuir” les sponsors : Le métal ne fait pas vendre de limonade ou d’appli de livraison pailletée. Pas assez “Instagrammable”, trop “segmentant” pour les grandes marques (voir les entretiens du Collectif Culture Bar-Bars, 2023).
  • Manque supposé de synergie avec les autres styles : Un Directeur Artistique de festival cité par Les Inrockuptibles en 2022 lâche : “Dès qu’il y a un groupe métal, ceux qui viennent pour l’électro ou la pop désertent la scène.” Vrai ? Difficile à vérifier, mais bien pratique comme réputation à entretenir pour ne pas bousculer les habitudes.
  • Sous-représentation dans les médias traditionnels : Avec moins de 2% de diffusion radio/TV pour le rock/metal en France, contre 44% pour la pop/variété (chiffres SNEP 2022), le métal reste dans le camping sauvage.

La grande exception : l’explosion du Hellfest… et les autres laissés pour compte

Un seul festival métal français tutoie les sommets du mainstream : le Hellfest. Depuis sa création en 2006, il joue à guichets fermés avec des têtes d’affiche à faire trembler n’importe quel line-up européen. Pourtant, hors Hellfest et Download France (RIP, 2018-2019), aucun événement généraliste n’a tenté de donner au métal une place proportionnelle à sa communauté.

Pourtant, les signaux sont là :

  • Des groupes français de renom : Gojira, Mass Hysteria, Nine Eleven ou Regarde les Hommes Tomber tournent à guichets fermés et s’exportent à l’étranger. Leur absence récurrente sur les scènes généralistes relève désormais de la stratégie, pas de la “niche”.
  • Un public jeune et fidèle : À contre-courant des images poussiéreuses, le métal attire les 16-35 ans : Hellfest et Motocultor enregistrent des taux de renouvellement du public supérieurs à 60% chaque année (donnée issue d’études internes Hellfest, relayées par Ouest-France).
  • L’international ne boude pas le métal : Il suffit de regarder le Download UK, le Wacken Open Air, voire même certains jours du Graspop (Belgique), qui jouent la carte du cross-over avec métal, rap, punk et pop sur la même affiche. Le public suit, la diversité fonctionne.

Programmation : la peur de la dissonance ou la vraie raison ?

On pourrait croire à une “simple question d’équilibre artistique”, mais la vérité saute au visage : c’est surtout la peur de l’altérité sonore qui guide la main des programmateurs. Gérer un plateau où se fréquentent Juliette Armanet et Igorrr, Clara Luciani et Hangman’s Chair, est-ce si complexe ? Pas plus qu’ailleurs en Europe, où Primavera Sound (Espagne, 2023) affiche sans trembler Depeche Mode, Ghost, et Kendrik Lamar. Chez nous, le mélange des genres reste suspect, de peur de bousculer l’expérience d’écoute planifiée, playlistée, calibrée pour le post Instagram du lundi matin.

  • L’argument “ça fait mal aux oreilles” : Sans blague. Comme si le dancehall, les kicks trap suramplifiés ou les sirènes de DJ Snake étaient du miel pour tympans sensibles… C’est surtout une question d’acculturation : en France, la découverte des musiques extrêmes se fait encore à la marge, en mode “curiosité” ou “soirée spéciale”.
  • Absence de relais médiatique : Les groupes métal français sont quasi absents des grands médias (quelle matinale a invité Lofofora ? Quelle radio mainstream diffuse Jinjer ?). Ce silence pèse lourd sur leur invitation à la fête généraliste.

Le paradoxe français : une nation métal, sans reconnaissance officielle

Petit rappel pour ceux qui pensent que le métal c’est “trop underground pour la scène” : la France est le 6e marché musical mondial (IFPI, 2023), et 4e en Europe pour la consommation de métal (source : Spotify, 2022). Pourtant, seuls 7% des groupes programmés dans les vingt plus gros festivals généralistes français sont issus du rock/hard/metal (reposant sur le décompte 2023 réalisé via les sites officiels).

  • Discothèques municipales et salles de l’ombre : Le métal cartonne dans les SMAC, les MJC et salles traditionnelles. Le paradoxe, c’est qu’on le laisse “vivre” dans l’underground mais rarement grimper sur la grande scène. Peur de la gueule d’atmosphère ?
  • Manque de lobbying culturel : Le rap a ses collectifs d’influence. La chanson et l'électro ont leurs attachés de presse en mairie. Le métal, lui, fédère peu au niveau institutionnel, restant souvent à l’état sauvage quand il faudrait jouer les loups dans la bergerie.

Changer la donne : vers un métal plus visible sur les grosses scènes ?

Tout n’est pas perdu. Quelques signaux faibles pointent le bout de leur médiator :

  • Des festivals généralistes amorcent de petits virages, en invitant des pousses métallisées à composer la nuit (par exemple, Nuits Sonores, qui a accueilli Igorrr ou Perturbator sur certains créneaux électriques — source : FIP).
  • Le public, plus connecté que jamais, pousse les festivals à oser le mélange : la scène émergente réclame plus de diversité.
  • Des artistes hybrides (Danheim, Carpenter Brut, Nova Twins, etc.) commencent à se faufiler sur les line-up généralistes sous couvert d’électro, post métal ou fusion. Effet de mode, ou vraie révolution à venir ?

Face à un audimat qui bouge, les vieilles habitudes finiront par craquer. L’expérience scénique, viscérale et authentique, est la marque de fabrique du métal. Ce ne sont ni les chiffres, ni le public, ni la qualité qui manquent : c’est l’audace. La France adore laisser son chaos à la porte, comme un cousin trop bruyant au repas de famille. Dommage : c’est souvent dans le désordre le plus fécond que la magie opère.

Alors, à quand un vrai big bang sur les scènes généralistes ?

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