Le problème en une question : où sont les thunes ?

C’est la grande blague noire de la scène métal française : pourquoi les labels nationaux laissent-ils le genre crever dans des caves humides pendant que d’autres ramassent l’oseille à la pelle sur des timings prévisibles ? Année après année, on assiste à la même scène : des groupes taillent la route dans des fourgons pourris, sortent des bombes d’albums autoproduits, remplissent des SMAC… et les maisons de disques regardent ailleurs. Pourtant, le métal ratisse large, résiste au temps et fédère — mais visiblement, le crash test marketing fait peur à nos majors tricolores.

Le métal en France : énorme public, micro-investissements

Surprise (ou pas) : la France est une terre de métal. Le Hellfest, ce petit festival d’initiés devenu incontournable, rassemble chaque année plus de 240 000 personnes à Clisson, dans une ambiance digne d’une invasion viking (source : France Info). Dans les bacs, pourtant, c’est la traversée du désert. Selon une enquête du SNEP (Syndicat National de l'Édition Phonographique), en 2023, le métal représente moins de 3% des parts de marché de la musique enregistrée en France. Pendant qu’Angèle truste le top 10, Gojira doit se contenter de la chaleur d’un public fidèle, mais loin des chiffres de streaming d’artistes pop ou rap.

Génétique du snobisme : pourquoi ça coince ?

Oubliez la théorie du “c’est trop violent pour le grand public”. Le problème est ailleurs. Toute la chaîne du disque français a un problème avec la prise de risque, et ça, ce n’est pas juste une punchline de t-shirt underground, c’est une réalité bien documentée. Petite check-list qui pique :

  • Formatage radio : Les quotas francophones pèsent lourd (CSA), et le métal, avouons-le, n’est pas à l’aise avec les singles de 2min 30 sur fun radio.
  • Clichés persistants : Si c’est bruyant, c’est forcément un caprice d’ados mal lunés. Dommage, cette image colle toujours.
  • Inertie du marché français : dans le doute, on préfère sortir, au hasard, un best of de Johnny Hallyday pour la dixième fois (coucou Universal).

L’industrie du disque : allergique au risque ou au bruit ?

Le “modèle France” c’est le syndrome du poisson rouge : on investit là où les habitudes rassurent. Diantre, même en Suisse, le label indépendant Les Acteurs de l’Ombre s’est fait un nom sur le créneau extrême — en France, il reste une niche pour connaisseurs, malgré des signatures qui se font respecter à l’international (Pensées Nocturnes, Regarde Les Hommes Tomber...). Côté majors, le grand jeu, c’est la valse des signatures : une poignée d’artistes signés (Mass Hysteria, Tagada Jones, Gojira) et des dizaines de talents laissés sur le carreau.

Quand Season of Mist (label montpelliérain, mais focalisé à l’international) affiche un roster qui va de Mayhem à Heilung, aucune major hexagonale n’a jamais tenté de rivaliser sur le créneau extrême. Pourquoi ? La question a été posée à maintes reprises lors de conférences, sans réponse claire (Les Inrocks).

Petite histoire (réelle) des grands ratés

  • Gojira : La fierté nationale du death metal n’a été repérée sérieusement qu’après une carrière internationale et une signature chez Roadrunner Records (détenu par Warner). Pas vraiment une “french touch” quand il s’agit d’investissement initial.
  • Trust : Le succès “Antisocial” vient autant d’un contexte social explosif que d’un vrai investissement label. Derrière, la scène est vite retombée dans l’oubli discographique.
  • Ultra Vomit : Des ventes massives en indé, un buzz qui crève le plafond… puis l’arrivée d’un label (Verycords) mais toujours pas l’appétit vorace d’une major.

Comparez un peu : Scènes internationales vs frilosité française

Là où la France hésite, le Royaume-Uni, la Suède, l’Allemagne ont fait de leur métal un produit d’export redoutable. Chiffres :

  • Scène scandinave : Le Metal est considéré comme “culture nationale” en Suède. Les groupes bénéficient de véritables subventions publiques pour enregistrer et tourner (source : Télérama).
  • Allemagne : (plus de 120 employés) a généré un chiffre d’affaires estimé à plusieurs dizaines de millions d’euros par an dans les années 2010 (source : Capital Allemagne).
  • UK : Metal Hammer, Kerrang! et une pluie de festivals mainstream (Download, Bloodstock), preuve que l’investissement paye à l’échelle nationale.

En France ? Les maisons de disques font le dos rond, préférant attendre d’être sûres que l’artiste marche… ailleurs.

Crise du disque ou crise de l’imagination ?

On ne va pas faire ici le procès de la crise du disque. Oui, le marché s’est effondré après 2000. Mais surprise : pendant que le rap grimpe, que la chanson s’adapte au streaming et que la pop s’étire, le métal, lui, se réinvente. Crowdfunding, tournée en DIY, albums home-studio… les groupes français “font le taf” à l’ancienne et à la nouvelle. Ce sont eux qui portent le flambeau, pas les maisons de disques.

D’ailleurs, l’explosion du vinyle n’aide pas non plus : la surproduction pénalise les petites scènes face aux gros tirages de la pop internationale (source : France Musique).

Pourquoi le métal reste un pari à perdre, pour eux (pas pour nous)

  • L’absence de relais médiatique national. Aucun grand média télé/radio ne soutient activement la scène métal, contrairement à la Suède ou l’Allemagne.
  • Un public fidèle mais pas “mainstream”. Increvables, passionnés, mais moins “bankable” que la pop ou le rap.
  • Image négative. Les vieux poncifs ont la vie dure : bruit, violence, marginalité alors que les faits prouvent le contraire (voir le dossier “Metalheads : le public le plus pacifique” par Metal Injection, par exemple).
  • Modèles économiques alternatifs. Beaucoup de groupes préfèrent rester en contrôle total de leur production et distribution, ce qui ne “rentre pas” dans les cases des labels historiques.

Chiffres têtus, passion intacte

Dans les IRS du streaming français, le Top 100 annuel est squatté par moins de cinq groupes métal en moyenne chaque année (source : SNEP 2022). Pourtant, selon une étude Ipsos de 2021, près de 17% des 18-34 ans citent le rock/métal comme genre préféré (source : Ipsos). Un peuple passionné, sous-inclus dans la stratégie sonore des maisons de disques.

Ce paradoxe rend le métal français ultra créatif, inventif, irrévérencieux. Une scène qui ne doit rien à personne, et qui le clame. Dans un monde musical français où chaque euro doit être “safe”, le métal continue de hurler sa différence… quitte à rester, pour l’instant, hors des radars des majors.

Et maintenant ?

Le métal français n’a jamais attendu l’approbation des maisons de disques pour survivre. Il s’est construit à l’arrache, à la sueur, au partage. Il existe aujourd’hui des labels de passionnés (Listenable, Musicast, Season of Mist, Verycords), des médias infatigables, et surtout un public qui ne lâche jamais la rampe.

Étrangement, c’est peut-être là, dans cette absence totale de formatage et ce refus d’édulcoration, que la scène hexagonale tire sa force. Les majors reviendront-elles, attirées par la flamme et plus par le chiffre ? Peut-être. D’ici là, la scène underground n’a pas fini de gronder. À bon entendeur… rendez-vous dans la fosse.

Pour aller plus loin

En savoir plus à ce sujet :