Avant de plonger tête la première dans le marécage français, petit repère sonore. Le doom, c’est ce sous-genre du métal où le riff traîne la patte, où les tempos flirtent avec la génération tortue, et où les voix semblent déterrées d’une catacombe humide. Les parrains, c’est Black Sabbath version “Master of Reality”, Candlemass côté Suède, et Cathedral chez les Britanniques. Mais justement, tout le monde n’a pas la vocation d’embaumeur de la Tamise. En France, les ingrédients du désespoir sont politisés, poétisés et marqués du sceau de l’ironie existentielle. On ne fait pas du doom à la chaîne, ici on le cuisine à la sauce alchimiste, parfois incompréhensible mais toujours authentique.
Pour ceux qui imaginent que le doom français a commencé avec Monolithe, retour dix ans en arrière minimum. Dès les années 90, la France tombe dans le grand bain sombre avec des pionniers comme Misanthrope (leurs débuts, pas la période heavy-prog-proto-maquillage), ou encore Lux Incerta. Et que dire de Ataraxie, formé en 2000 à Rouen, qui, avec leur album Slow Transcending Agony (2005), posent les bases d’un funeral doom sans concession, où la longueur du morceau tutoie parfois celle d’un créneau administratif en préfecture.
La particularité de la scène française à ses balbutiements ? Un refus net de simplement singer les maîtres anglo-saxons, et une volonté de marquer le plomb fondu à l’encre noire francophone ou latine. Là, point d’histoire de Rune ou de folklore forestier païen massif. Les groupes hexagonaux balancent des références à la décadence, la philosophie, parfois un zeste de littérature fin de siècle, héritage culturel oblige.
Impossible de causer doom français sans sortir un florilège d’albums qui ont secoué la communauté européenne, même s’ils n’ont pas décroché la une de Rock Hard Allemagne.
Chacun de ces groupes, souvent indépendants (merci les labels micro-budget comme Weird Truth Productions ou Nature Morte Productions), a cultivé sa différence, décloisonnant le genre en Europe, à coups de collaborations cross-border et de splits albums.
Ce qui distingue vraiment la scène doom tricolore, c’est sa capacité à fusionner tout (et n’importe quoi) :
Là où d’autres pays misaient sur l’atmosphère mortuaire ou le folklore local, la France a injecté dans le doom européen des préoccupations plus sociales, historiques, ou carrément existentialistes. L’art de pleurer sur l’absurdité du monde, mais version « métaphysique de bar PMU ».
Question infrastructure, la scène doom hexagonale, c’est plus Bricorama que Total Festum. Pas de mastodonte comme Nuclear Blast ou Peaceville pour soutenir les jeunes pousses. Ici, on se débrouille :
Ce système D, doublé d’une fierté DIY, a inspiré des scènes voisines en Belgique, Espagne ou Suisse : petits labels, print culture, concerts “dans la cave à Jojo”. Résultat ? La France est devenue une plaque tournante pour le doom nomade, qui n’a pas peur de squatter fourgons et caves pour tourner sur 3 pays en 5 jours, à la Black Sabbath en 1969.
Ce que la scène doom nationale a apporté à l’Europe, c’est cette capacité à ouvrir le genre à d’autres influences – lyriques, atmosphériques, progressives, poétiques. Elle a agi comme un laboratoire à ciel ouvert :
Le doom à la française a aussi réussi à ouvrir les portes du genre à des publics plus larges, en bossant main dans la main avec la scène post-metal et post-rock (coucou Year of No Light ou Dirge), là où en Europe du Nord le doom restait plus cloisonné.
Alors, que reste-t-il aujourd’hui de cette scène doom nationale bousculée, mais pas écrasée ? En 2024, la France compte encore une dizaine d’albums doom par an qui sortent des fourneaux underground et font parler dans la presse européenne spécialisée (Rock Hard, Angry Metal Guy, etc.) même si le grand public les boude toujours. De nouveaux labels, comme Apathia Records ou Frozen Records, émergent, tandis que les plateformes de streaming (Bandcamp en tête) dopent enfin la diffusion hors frontières.
La scène doom hexagonale n’a peut-être jamais sonné aussi fort dans son rôle de poil à gratter de l’Europe lourde, et on peut compter sur de jeunes groupes comme Conviction (doom trad made in Normandie) ou Hangman’s Chair (sludge/doom fusion) pour faire vivre le genre et l’exporter. Bref, le doom français a cessé d’exister seulement dans la pénombre : désormais, il pourrit joyeusement à la lumière, sur les ruines de la vieille Europe. Et ça… c’est tout sauf du déjà-vu.
Sources : doom-metal.com, Metal Archives, Metal France, Lords of Chaos, Rock Hard, Vague Terrain, interviews artistes.