Un nouvel eldorado… ou la fosse commune des riffs ?

Le streaming, pour certains, c’est le Saint Graal. Pour d’autres, le fossoyeur de la décence sonore. En 2024, difficile d’échapper à Spotify, Deezer, Apple Music et compagnie : on a tous déjà cliqué sur une pochette crade de metal extrême à 3h du mat’ pour tomber amoureux—ou pas—d’un projet souterrain venu de Toulon ou d’Uppsala. Mais cette démocratisation de l’accès au son, est-ce que ça aide vraiment la scène métal, ou est-ce qu’on a juste troqué la misère du merchandising contre la course à la playlist ?

La question est loin d’être anodine : de Mastodon à Alcest en passant par Hangman’s Chair ou Regarde Les Hommes Tomber, tout le monde a (parfois sans le dire trop fort) les deux pieds dans la marmite du streaming. On va aller gratter les couches, histoire d’éviter le “c’était mieux avant” stérile ou le techno-enthousiasme béat.

Le streaming, moteur de visibilité pour le metal… sur le papier

Si la révolution CD a boosté le métal dans les 90’s, le streaming a mis la scène en branle différemment : tout le monde, du lycée au boulot, peut balancer un album entier avec un seul doigt poisseux. Ou deux, pour les batteurs. Ça, c’est l'argument massue : les groupes inconnus peuvent, en théorie, toucher la planète entière sans signer chez Nuclear Blast.

  • Explosion du reach : 25% des streams mondiaux de metal extrême viennent d’Amérique du Sud ou d’Europe de l’Est (Source : EMG & Spotify, 2023). Des groupes underground français reçoivent leurs premiers messages de fans brésiliens grâce à une place en playlist ou à l’algorithme de Spotify (“Découvrez Sepultalk”, non, c’est pas une blague).
  • Coups de projecteur providentiels : Combien de kids sont tombés sur Gojira ou Jinjer grâce à une reco automatique sur une plateforme ? Sans avoir jamais mis un pied dans une FNAC ou un bar à tatouage crasseux. Le streaming, c’est le shazam permanent des curieux.

Mais il y a un vrai hic : l’illusion de la “visibilité” pour tous masque la réalité crue des chiffres.

L’argent du streaming : un solo de 15 secondes par mois

On ne va pas tourner autour du pot : côté finance, c’est la Bérézina pour la grande majorité des groupes. Les chiffres parlent d’eux-mêmes :

  • Spotify : entre 0,003 € et 0,005 € reversés/stream. Il faut environ 250 000 écoutes pour atteindre le SMIC mensuel (source : SNEP et Spotify, 2023).
  • Deezer : à peine plus généreux, mais à peine ; le modèle dit “user centric” testé en France depuis 2023 ne change pas la donne pour les micro-scènes. Source : Deezer Blog.
  • Apple Music : souvent cité comme mieux-disant, mais les écarts restent à peine perceptibles pour les groupes sans gros fanbase.

Résultat ? Le streaming ne finance qu’une poignée de formations ultra-populaires : Metallica, Slipknot, Ghost, etc. Pour les autres, c’est un bonus bière ou un pack de cordes, pas de quoi payer trois jours de studio. En France, 99% de la scène touche moins de 1 000 € par an sur ces plateformes (Chiffres SNEP 2023).

Le metal, déjà sous-exposé sur les ondes et dans la presse grand public, passe à la moulinette de l’algorithme qui privilégie le mainstream—rap, pop, dance. Même sur Spotify, le metal représente moins de 3% des streams globaux (source : Spotify Wrapped 2023).

Hyper-concurrence numérique : jungle ou vivier ?

Autre problème de taille : la saturation. Plus d’1,2 million de nouveaux titres sont uploadés chaque mois sur Spotify (Source : Music Business Worldwide, février 2024). Même Morbid Angel version IA paierait sa place en homepage pour sortir du lot face à la déferlante électro-pop-rap-RNB.

  • Le poids des playlists : Se retrouver dans “New Core” ou “Death Metal Essentials”, c’est la promesse de 20 000 nouveaux auditeurs en trois jours — mais ces playlists sont trustées par les poulain·es des labels ou les algorithmes les plus consensuels. Les groupes indé galèrent à s’y faire une place sans réseau.
  • Scènes de niche, ultra étouffées : Le black atmo français, le grindcore rural breton ou le sludge alsacien : soit t'as la hype TikTok du moment, soit tu fais du bruit entre potes sur Bandcamp.
  • Auto-promo épuisante : Pas de community manager, pas de miracles : l’auditeur scroll, zap, consomme, oublie. Les groupes passent un temps de fou à harceler la toile au lieu de bosser leurs compos (cf. témoignages répétés dans “La Grosse Radio” ou sur “Le Bon Son”).

Bandcamp, le dernier bastion ?

Impossible de ne pas parler de Bandcamp, l’enfant bâtard et chéri de la scène indé métal. Là, c’est un autre parfum : l’auditeur peut acheter, télécharger, supporter en direct—le tout, souvent, le vendredi, pour que la plateforme renonce à sa commission (“Bandcamp Friday”).

Selon Pitchfork et Bandcamp themselves, 2024 a vu près de 20 millions de dollars reversés directement aux artistes depuis la création des “Fridays”. Pour de nombreux groupes de post-métal, black français ou death doom, les ventes Bandcamp dépassent 80% de leurs revenus digitaux. Bandcamp, c’est aussi la maison des labels DIY (Les Acteurs de l’Ombre, Primordial Light, Nostromo Rec) qui ne passeront jamais en une de Spotify.

  • Relation directe : Les fans galèrent moins pour soutenir leurs groupes, choper du merch exclusif ou une démo à 5 €. Pour le moral de la scène et l’autofinancement, c’est vital.
  • Mais... risques : Rachat par Epic Games, bouleversements à la pelle, licenciements. Même Bandcamp n’est pas à l’abri de la grande lessiveuse capitaliste (source : Pitchfork octobre 2023).

Le streaming modifie-t-il la façon de composer ?

Et c’est là que l’affaire devient vicieuse : l’industrie du stream incite à formater la musique. Le metal, qui a toujours été un sport d’endurance (l’intro de 4 minutes suivie d’un blast de 6, le solo à l’envers, la outro bruitiste…), subit de plein fouet la dictature de la “skip race”.

  • Un titre a moins de 30 secondes pour convaincre l’auditeur lambda avant qu’il zappe. Résultat : multiplication des intros courtes, couplets immédiats, refrains sucrés. Certains groupes optent pour des formats plus radio-friendly (moins de 3 minutes, plus de hooks).
  • L’algorythme décide de tout : la dynamique “album concept” qu’Iron Maiden ou Gorguts affectionnent vole en éclats. Les vieux albums fleuves sont snobés, sauf exceptions.
  • Pression morale : On compte les followers, les likes, les partages… au lieu de se demander si la caisse claire claque assez fort ou si la gratte est accordée en drop D#.

Évidemment, y’a toujours des irréductibles qui persistent à faire des albums de 74 minutes avec des samples de corbeaux ou de machines à laver, mais ils restent des exceptions.

Public métal : fidélité ou zapping ?

Heureusement, la communauté métal joue rarement les touristes à la grand-messe du streaming. Selon MIDiA Research et un rapport IFPI 2023, les fans métal écoutent en moyenne 20% plus d’albums en entier que la moyenne des autres styles (source : IFPI “Engaging with Music”, 2023). La réputation “fidèle”, pas volée.

  • Collectionnite digitale : Si certains ne lâchent plus le vinyle ni la K7, une bonne part des auditeurs multiplie playlists, playlists collaboratives, et achat en double (numérique + physique).
  • Le merch survit : La vente de t-shirts, patches ou bundles exclusifs cartonne toujours, preuve que le streaming n’a pas encore dévoré l’esprit de soutien DIY.

Reste à savoir combien de groupes émergents parviennent à transformer le “like” virtuel en place réelle dans une salle de concert. La grande faille du streaming, c’est aussi son incapacité à transformer tous ces clics en public physique.

Quelques exemples concrets sur la scène française

Certains groupes tirent leur épingle du jeu, souvent ceux qui :

  • Multiplient les contenus (clips, formats courts, séries making-of sur Instagram—cf. Landmvrks, Betraying The Martyrs)
  • Jouent la carte du “tout ou rien”, avec releases ultra-partagées par le microcosme métal français : Regarde les Hommes Tomber, Hangman’s Chair ou Celeste frôlent régulièrement le million de streams sur leurs sorties majeures.
  • Se servent du streaming comme appât à achat physique : The Great Old Ones sortent d’abord en digital, teasent le pressage vinyle, écoulent tout en précommande.

À l’inverse, des groupes ultra sincères et productifs (black metal ordinaire, hardcore DIY, noise électro) stagnent à 500 streams par mois et vendent trois t-shirts par an. La logique du “winner takes all” n’a pas disparu.

Oser l’autonomie : pistes pour survivre (ou se transcender)

Au fond, la question n’est plus: "le streaming est-il une opportunité ou un danger ?", mais "comment l’utiliser sans s’y noyer". Les pistes observées chez celles et ceux qui s’en sortent :

  1. S’appuyer sur la niche fidèle (newsletter, crowdfunding, Patreon, vente directe), quitte à assumer une croissance lente mais solide.
  2. Penser global dès le début (sous-titres anglais dans les clips, contacts à l’étranger, collaborations inter-scènes—cf. Baest x Benighted pour attirer les fans allemands et danois).
  3. Miser sur l’expérience live/IRL (release parties, concerts streaming, box collectors limités... pour donner une raison de payer, pas juste d’écouter en sourdine au boulot).
  4. Aller là où les autres ne sont pas : Twitch, Discord, TikTok (eh oui), là où se créent de vraies micro-communautés motivées, qui drainent du public physique au final.

Le streaming n’est donc qu’un outil—puissant, impitoyable, versatile. À chaque groupe de choisir s’il veut l’utiliser pour amplifier la déflagration ou pas. Mais pour ceux qui croyaient en la démocratisation totale du metal, c’est l’heure de descendre du van et de remettre les pieds dans la réalité : ça ne remplacera ni le contact direct, ni les réseaux solides, ni la sueur des salles minuscules pleines à craquer.

Le métal survivra, algorithmes ou pas, tant qu’on continuera à célébrer ses groupes, dans le digital comme dans la vraie vie. À une seule condition : gueuler plus fort. Voilà la clé.

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