Le streaming, pour certains, c’est le Saint Graal. Pour d’autres, le fossoyeur de la décence sonore. En 2024, difficile d’échapper à Spotify, Deezer, Apple Music et compagnie : on a tous déjà cliqué sur une pochette crade de metal extrême à 3h du mat’ pour tomber amoureux—ou pas—d’un projet souterrain venu de Toulon ou d’Uppsala. Mais cette démocratisation de l’accès au son, est-ce que ça aide vraiment la scène métal, ou est-ce qu’on a juste troqué la misère du merchandising contre la course à la playlist ?
La question est loin d’être anodine : de Mastodon à Alcest en passant par Hangman’s Chair ou Regarde Les Hommes Tomber, tout le monde a (parfois sans le dire trop fort) les deux pieds dans la marmite du streaming. On va aller gratter les couches, histoire d’éviter le “c’était mieux avant” stérile ou le techno-enthousiasme béat.
Si la révolution CD a boosté le métal dans les 90’s, le streaming a mis la scène en branle différemment : tout le monde, du lycée au boulot, peut balancer un album entier avec un seul doigt poisseux. Ou deux, pour les batteurs. Ça, c’est l'argument massue : les groupes inconnus peuvent, en théorie, toucher la planète entière sans signer chez Nuclear Blast.
Mais il y a un vrai hic : l’illusion de la “visibilité” pour tous masque la réalité crue des chiffres.
On ne va pas tourner autour du pot : côté finance, c’est la Bérézina pour la grande majorité des groupes. Les chiffres parlent d’eux-mêmes :
Résultat ? Le streaming ne finance qu’une poignée de formations ultra-populaires : Metallica, Slipknot, Ghost, etc. Pour les autres, c’est un bonus bière ou un pack de cordes, pas de quoi payer trois jours de studio. En France, 99% de la scène touche moins de 1 000 € par an sur ces plateformes (Chiffres SNEP 2023).
Le metal, déjà sous-exposé sur les ondes et dans la presse grand public, passe à la moulinette de l’algorithme qui privilégie le mainstream—rap, pop, dance. Même sur Spotify, le metal représente moins de 3% des streams globaux (source : Spotify Wrapped 2023).
Autre problème de taille : la saturation. Plus d’1,2 million de nouveaux titres sont uploadés chaque mois sur Spotify (Source : Music Business Worldwide, février 2024). Même Morbid Angel version IA paierait sa place en homepage pour sortir du lot face à la déferlante électro-pop-rap-RNB.
Impossible de ne pas parler de Bandcamp, l’enfant bâtard et chéri de la scène indé métal. Là, c’est un autre parfum : l’auditeur peut acheter, télécharger, supporter en direct—le tout, souvent, le vendredi, pour que la plateforme renonce à sa commission (“Bandcamp Friday”).
Selon Pitchfork et Bandcamp themselves, 2024 a vu près de 20 millions de dollars reversés directement aux artistes depuis la création des “Fridays”. Pour de nombreux groupes de post-métal, black français ou death doom, les ventes Bandcamp dépassent 80% de leurs revenus digitaux. Bandcamp, c’est aussi la maison des labels DIY (Les Acteurs de l’Ombre, Primordial Light, Nostromo Rec) qui ne passeront jamais en une de Spotify.
Et c’est là que l’affaire devient vicieuse : l’industrie du stream incite à formater la musique. Le metal, qui a toujours été un sport d’endurance (l’intro de 4 minutes suivie d’un blast de 6, le solo à l’envers, la outro bruitiste…), subit de plein fouet la dictature de la “skip race”.
Évidemment, y’a toujours des irréductibles qui persistent à faire des albums de 74 minutes avec des samples de corbeaux ou de machines à laver, mais ils restent des exceptions.
Heureusement, la communauté métal joue rarement les touristes à la grand-messe du streaming. Selon MIDiA Research et un rapport IFPI 2023, les fans métal écoutent en moyenne 20% plus d’albums en entier que la moyenne des autres styles (source : IFPI “Engaging with Music”, 2023). La réputation “fidèle”, pas volée.
Reste à savoir combien de groupes émergents parviennent à transformer le “like” virtuel en place réelle dans une salle de concert. La grande faille du streaming, c’est aussi son incapacité à transformer tous ces clics en public physique.
Certains groupes tirent leur épingle du jeu, souvent ceux qui :
À l’inverse, des groupes ultra sincères et productifs (black metal ordinaire, hardcore DIY, noise électro) stagnent à 500 streams par mois et vendent trois t-shirts par an. La logique du “winner takes all” n’a pas disparu.
Au fond, la question n’est plus: "le streaming est-il une opportunité ou un danger ?", mais "comment l’utiliser sans s’y noyer". Les pistes observées chez celles et ceux qui s’en sortent :
Le streaming n’est donc qu’un outil—puissant, impitoyable, versatile. À chaque groupe de choisir s’il veut l’utiliser pour amplifier la déflagration ou pas. Mais pour ceux qui croyaient en la démocratisation totale du metal, c’est l’heure de descendre du van et de remettre les pieds dans la réalité : ça ne remplacera ni le contact direct, ni les réseaux solides, ni la sueur des salles minuscules pleines à craquer.
Le métal survivra, algorithmes ou pas, tant qu’on continuera à célébrer ses groupes, dans le digital comme dans la vraie vie. À une seule condition : gueuler plus fort. Voilà la clé.